Opinion dans le Monde 26-3-2020 sur la différence entre crise sanitaire et mutation écologique
S’agit-il d’une répétition générale ?
Bruno Latour
Paru dans Le Monde 26-03-2020
Avec quelques différences de titre et d’expression
Traduction allemande / traduction anglaise
La coïncidence imprévue entre un confinement général et la période du Carême peut être utilisée par ceux à qui on a demandé, par solidarité, de ne rien faire et qui se trouvent à l’arrière du front. Ce jeûne obligé, ce Ramadan laïque et républicain peut être une occasion pour eux de réfléchir sur ce qui est important et ce qui est dérisoire … Comme si l’intervention du virus pouvait servir de répétition générale pour la crise suivante, celle où la réorientation des conditions de vie va se poser à tout le monde et pour tous les détails de l’existence quotidienne qu’il va falloir apprendre à trier avec soin. Je fais l’hypothèse, comme beaucoup, que la crise sanitaire prépare, induit, incite à se préparer à la mutation climatique. Encore faut-il tester cette hypothèse.
Ce qui autorise l’enchainement des deux crises, c’est la réalisation soudaine et douloureuse que la définition classique de la société — les humains entre eux— n’a aucun sens. L’état du social dépend à chaque instant des associations entre beaucoup d’acteurs dont la plupart n’ont pas formes humaines. Cela est vrai des microbes — on le sait depuis Pasteur — mais aussi d’internet, du droit, de l’organisation des hôpitaux, des capacités de l’État, aussi bien que du climat. Et bien sûr, malgré le barouf autour d’un « état de guerre » contre le virus, celui-ci n’est que l’un des maillons d’une chaîne où la gestion des stocks de masques ou de tests, la réglementation du droit de propriété, les habitudes civiques, les gestes de solidarité, comptent exactement autant pour définir le degré de virulence de l’agent infectieux. Une fois pris en compte tout le réseau dont il n’est qu’un maillon, le même virus n’agit pas de la même façon à Taiwan, Singapour, New York ou Paris. La pandémie n’est pas plus un phénomène « naturel » que les famines d’autrefois ou la crise climatique actuelle. Il y a bien longtemps que la société ne tient plus dans les étroites limites du social.
Ceci posé, il n’est pas clair pour moi que le parallèle aille beaucoup plus loin. Car enfin, les crises sanitaires ne sont pas nouvelles et l’intervention rapide et radicale de l’État ne semble pas jusqu’ici beaucoup innover. Il suffit de voir l’enthousiasme du président Macron pour endosser la figure de chef d’État qui lui manquait jusque-ici. Beaucoup mieux que les attentats — qui ne sont malgré tout que des affaires de police —, les pandémies réveillent chez les dirigeants comme chez les dirigés une sorte d’évidence —« nous devons vous protéger » « vous devez nous protéger » — qui recharge l’autorité de l’État et lui permet d’exiger ce qui en toutes autres circonstances serait accueilli par des émeutes.
Mais cet État ce n’est pas celui du 21ème siècle et des mutations écologiques, c’est celui du 19ème et de ce qu’il est convenu d’appeler le « biopouvoir ». Pour parler comme le regretté Alain Desrosières, c’est l’État des bien nommées statistiques : gestion des populations sur un quadrillage territorial vu de haut et mené par un pouvoir d’experts. Exactement ce que nous voyons ressuscité aujourd’hui — à cette seule différence qu’il est répliqué de proche en proche, au point d’être devenu planétaire. L’originalité de la situation présente, me semble-t-il, c’est que, en restant claquemuré chez soi alors que dehors il n’y a plus que l’extension des pouvoirs de la police et le pimpon des ambulances, nous jouons collectivement une forme caricaturale de la figure du biopouvoir qui semble sorti tout droit d’un cours de Michel Foucault. Il n’y manque même pas l’oblitération des très nombreux travailleurs invisibles obligés de travailler quand même pour que les autres puissent continuer à se terrer chez eux — sans oublier les migrants impossibles à fixer. Mais justement, cette caricature est celle d’une époque qui n’est plus la nôtre.
C’est qu’il y a un abime immense entre l’État capable de dire « je vous protège de la vie et de la mort », c’est-à-dire de l’infection par un virus dont la trace n’est connue que par les savants et dont les effets ne sont compréhensibles que par le recueil des statistiques, et l’État qui oserait dire « je vous protège de la vie et de la mort, parce que je maintiens les conditions d’habitabilité de tous les vivants dont vous dépendez ».
Faites l’expérience de pensée : imaginez que le président Macron soit venu vous annoncer, avec le même ton churchillien, un train de mesures pour laisser les réserves de gaz et du pétrole dans le sol, pour stopper la commercialisation des pesticides, supprimer les labours profonds, et, audace suprême, interdire de chauffer les fumeurs à la terrasse des bars… Si la taxe sur l’essence a déclenché les gilets jaunes, là, on frémit à la pensée des émeutes qui embraseraient le pays. Et pourtant, l’exigence de protéger les Français pour leur propre bien contre la mort est infiniment plus justifiée dans le cas de la crise écologique que dans le cas de la crise sanitaire, car il s’agit là littéralement de tout le monde, et pas seulement de dizaines de milliers de pauvres humains — et pas pour un temps, mais pour toujours.
Or, on sent bien que cet État-là n’existe pas. Et, ce qui est plus préoccupant, qu’on ne voit pas comment il se préparerait à passer d’une crise à l’autre. Dans la crise sanitaire, l’administration a le rôle pédagogique très classique et son autorité coïncide parfaitement avec les vieilles frontières nationales — l’archaïsme du retour aux frontières européennes en est la douloureuse preuve. Pour la mutation écologique, le rapport est inversé : c’est l’administration qui doit apprendre d’un peuple multiforme, à des échelles multiples, à quoi peut bien ressembler l’existence sur des territoires entièrement redéfinis par l’exigence de sortir de la production globalisée actuelle. Elle serait tout à fait incapable de dicter des mesures depuis le haut. Dans la crise sanitaire, c’est en effet le brave peuple qui doit réapprendre comme à l’école primaire à se laver les mains et à tousser dans son coude. Pour la mutation écologique, c’est l’État qui se retrouve en situation d’apprentissage.
Mais il y a une autre raison que la figure de « la guerre contre le virus » rend incompréhensible : dans la crise sanitaire, il est peut-être vrai que les humains pris en bloc « luttent contre » les virus — même si ceux-ci ne s’intéressent nullement à nous et vont leur chemin de gorge en nez en nous tuant sans nous en vouloir. La situation est tragiquement inverse dans la mutation écologique : cette fois-ci, l’agent pathogène dont la virulence terrible a modifié les conditions d’existence de tous les habitants de la planète, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! Et pas tous les humains, mais certains qui nous font la guerre sans nous la déclarer. Pour cette guerre-là, l’État national est aussi mal préparé, aussi mal calibré, aussi mal dessiné que possible car les fronts sont multiples et traversent chacun d’entre nous. C’est en ce sens que la « mobilisation générale » contre le virus ne prouve en rien que nous serons prêts pour la suivante. Il n’y a pas que les militaires pour être toujours en retard d’une guerre.
Mais enfin, on ne sait jamais, un temps de Carême, fut-il laïque et républicain, peut entrainer des conversions spectaculaires. Pour la première fois depuis des années, des millions de gens, bloqués chez eux, retrouvent ce luxe oublié : du temps pour réfléchir et discerner ce qui les fait d’habitude s’agiter en tous sens (grâce au grand nombre de ceux qui continuent à être obligés de travailler). Respectons ce long jeûne imprévu.