Bruno Latour sur la piste de Gaia
« Bruno Latour sur la piste de Gaia », Nouvel Observateur, 3-5-2018, pp. 71-75
Stephan Harding m’avait dit « Au moindre rhume, on sera obligé d’annuler ; il a eu une bronchite il n’y a pas longtemps ; on ne doit prendre aucun risque ». Comme malgré le froid polaire qui tombait sur l’Angleterre en février, je n’avais pas la moindre toux, nous avons décidé d’y aller. Par précaution, toutefois, nous nous sommes lavés soigneusement les mains plusieurs fois avec un savon antiseptique. Et nous voilà partis pour la côte du Dorset au sud de l’Angleterre près de la Cornouaille.
James Lovelock est un très vieux monsieur de 98 ans. C’est un penseur aussi important que peu académique, qui fut le premier à avoir théorisé ce que l’on appelle, dans les milieux écologiques et des sciences de la terre, « l’hypothèse Gaïa », que l’on peut résumer provisoirement ainsi à ce stade de mon enquête : la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire. Je n’avais jamais prévu de le rencontrer. J’avais lu tous ses livres, mais ses interventions récentes dans la presse, ses opinions politiques assez loufoques, son amour exagéré pour l’industrie nucléaire, tout cela ne m’attirait pas particulièrement, d’autant que je n’ai jamais eu l’obsession de visiter les sites où les auteurs que j’aime ont écrit leurs livres. Mais Harding m’avait assuré que Lovelock souhaitait me rencontrer. Il se demandait pourquoi un philosophe français pouvait s’intéresser à la théorie Gaia au point de lui consacrer un livre . Et comme j’ai la conviction que la proposition théorique de Lovelock occupe la même importante dans l’histoire de la connaissance humaine que celle de Galilée, il s’amusait apparemment que j’aille jusqu’à le comparer à cet autre homme à scandale, ingénieur admiré et inventeur disputé, parce qu’il avait compris avant les autres que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse.
Langue: Anglais
Traducteur: Stephen Muecke
Reference: Los Angeles Review of Books, 2018, july